Chapitre 1 : L’étrangère
Vanessa Miller
De nos jours – Séoul (Corée du Sud).
L’air humide de Séoul me frappe dès la sortie de l’aéroport d’Incheon[1], comme une couverture moite s’enroulant autour de mes épaules. Rien à voir avec la sécheresse de l’Illinois. Je rajuste la bandoulière de mon sac, les yeux rivés sur la foule qui se presse autour de moi. Des centaines de visages, des conversations dans une langue que je comprends techniquement, mais qui, dans ce brouhaha, me semble soudain étrangère. Mon cœur affolé bat à tout rompre, alors que je réalise que je suis seule ici, loin de tout ce qui m’est familier. J’ai osé sauter le pas et suis enfin en Corée ! À Séoul, dans la capitale de ce pays qui me fait fantasmer depuis longtemps. Après y avoir songé nuit et jour pendant huit ans, j’ai enfin accompli mon rêve. Le chemin n’a pas été facile, loin de là ! M’adapter et comprendre ce monde moderne a été un choc bien plus grand que je ne l’imaginais, mais Karen m’a aidée à surmonter mes peurs et mon ignorance. Nous sommes restées en contact après que j’ai été prise en charge par une association aidant les amish en « transition » vers laquelle elle m’avait orientée. Pendant que je rattrapais mon retard scolaire afin de pouvoir m’inscrire à la fac, elle a vécu mille aventures dont elle me régalait dès qu’elle y pensait. Nous avons même partagé une chambre sur le campus lorsqu’elle est venue me rejoindre, mais elle a vite décroché, préférant travailler dans un bar où elle pouvait « s’éclater » toutes les nuits. Nos routes ont divergé dans leurs objectifs, mais, jusqu’au bout, j’ai cru qu’elle viendrait avec moi à Séoul, et j’ai un petit pincement au cœur en repensant à la rupture de notre amitié.
Mon dernier lien avec mon passé n’est plus…
— Comment ça, tu ne prends pas l’avion demain matin ? m’exclamé-je incrédule. Mais… mais tout est organisé ! Monsieur Johnson s’est porté garant pour toi parce que je l’ai supplié de le faire. Tu ne peux pas me mettre en porte-à-faux comme ça vis-à-vis de lui à la dernière minute !
— Ho, ça va, Vanessa, arrête de monter sur tes grands chevaux, rétorque-t-elle avec une petite grimace. Ce n’est pas la fin du monde et Kevin ne veut pas que je parte aussi loin sans lui.
Sa désinvolture est de plus en plus difficile à accepter et je sens que nous sommes à un point de non-retour : trop de fois j’ai accepté, au nom de « notre amitié », de supporter ses caprices, peu importe les plans qu’on pouvait avoir faits avant. Elle ne fait que ce qui lui passe par la tête en fonction de ses envies du moment. Et là, elle a un nouveau petit ami d’une semaine qui remet en cause un voyage minutieusement préparé depuis six mois ?!
J’ai décroché un stage dans une entreprise coréenne pour y faire des traductions commerciales alors que Karen a trouvé un job de serveuse dans un établissement huppé de la capitale. Tout ça, grâce à mon professeur de japonais qui a des connexions en Corée et qui s’est porté garant pour nous deux.
— Tu ne peux pas me faire ça ! Que vais-je dire à monsieur Johnson après l’avoir supplié de t’aider ? rétorqué-je vertement. Que tu as changé d’avis parce qu’un garçon a suscité ton intérêt depuis quelques jours ?!
— Moi au moins, je m’éclate, alors que tu restes dans ta vie de nonne ! À quoi ça sert de vouloir vivre ta vie alors que tu ne fais que travailler à longueur de journée ?! Tu n’es franchement pas drôle et je m’ennuie avec toi.
L’ennui, le pire ennemi de Karen qui multiplie les « expériences » en tentant à chaque fois de m’embarquer avec elle. Mais autant elle représentait un idéal à seize ans, autant des années plus tard, je n’envie pas du tout son quotidien rempli d’alcool et d’hommes plus ou moins anonymes. Ce n’est pas ma vision et nous nous sommes accrochées un certain nombre de fois sur le fait que je ne voulais pas « coucher » : non seulement l’éducation stricte reçue est bien ancrée en moi, mais surtout le spectacle de la voir rentrer au petit matin dans un état déplorable ne me donne pas du tout envie de l’imiter. Peu de garçons la rappellent après avoir obtenu ce qu’ils voulaient, et ceux qui le font espèrent juste profiter d’un moment sans rien donner en retour. Moi, je préfère me préserver pour l’homme qui appréciera mon cadeau à sa juste valeur.
— Tu vas finir comme une vieille fille desséchée sur place ! hurle-t-elle lorsque je lui fais remarquer que Kevin n’est qu’un nom de plus sur une liste déjà impressionnante. Et si tu es si soucieuse de ce job de serveuse, tu n’as qu’à me remplacer, comme ça tu tiendras tes engagements envers ton précieux professeur. Moi, j’en ai rien à foutre ! Maintenant, dégage, j’ai besoin de dormir !
Je suis partie sans me retourner, la laissant cuver sa nuit mouvementée, mais sa dernière déclaration me trotte dans la tête depuis vingt-quatre heures. Oserais-je ? Je n’ai toujours pas trouvé le courage d’informer monsieur Johnson : j’ai trop honte d’avoir insisté pour Karen alors qu’il était déjà réticent à son sujet. Nous nous ressemblons vaguement physiquement, cela serait-il suffisant pour tenter cette supercherie ? Même si j’ai les yeux bleus alors que les siens sont verts, nous sommes brunes toutes les deux et de morphologie assez semblable avec de jolies courbes, bien que je sois un peu plus grande. Tous les papiers et contrats ont déjà été signés, si je me présente en tant que Karen, pourrais-je tenir deux jobs en même temps ? Le taxi longe maintenant le fleuve Han, très large et bordé d’espaces verts avant de rentrer dans la ville en elle-même. Dans ce quartier des enseignes lumineuses en hangul[2] défilent, créant une constellation artificielle dans le crépuscule naissant tandis que dans celui-là, des buildings côtoient des immeubles beaucoup moins hauts. J’ai rêvé de ce moment, je l’ai préparé depuis mes premiers cours de coréen à l’université. La réalité est encore plus impressionnante que dans mes rêveries d’étudiante.
Lorsque je descends du véhicule, je me retrouve plongée dans l’agitation vibrante de ce quartier animé. Au pied de mon immeuble, la rue grouille d’activité sous les néons éclatants qui se reflète sur bitume : j’écoute pendant quelques minutes le brouhaha constant des conversations en coréen, les rires et les klaxons impatients des voitures qui s’engouffrent dans les ruelles. L’odeur entêtante des stands de street food flotte dans l’air, un mélange de viande grillée, d’épices piquantes et de sauces sucrées, contrastant avec les effluves plus raffinés des cafés branchés qui bordent la rue. J’observe un groupe de jeunes accoudés à la vitrine d’un convenience store, un soda à la main, tandis que les sonneries de téléphone et les musiques pop rythment la scène. Un vent léger effleure mon visage, apportant avec lui une brise fraîche et citadine, chargée d’énergie. Devant l’entrée des bâtiments d’habitation, des livreurs de nourriture zigzaguent entre les piétons, tandis qu’une moto vrombit en accélérant. Mes yeux se posent sur la devanture en verre de mon building, sa façade réfléchissant les lumières vives et multicolores du quartier et je sens la fatigue se dissiper peu à peu sous l’excitation de cette nouvelle vie qui commence.
Ma « one-room » – mon logement – se révèle plus petit que prévu : c’est une « offre spéciale pour expatriés » qui tient plus du placard aménagé que du logement spacieux vanté par l’agence. Toutefois, tout le nécessaire est là, et la vue depuis le petit balcon, donnant sur un enchevêtrement de ruelles traditionnelles et d’immeubles modernes, compense largement l’espace étriqué. C’est un parfait point d’observation sur cette ville qui sera la mienne pour les prochains mois. Étant au douzième étage de l’immeuble, je bénéficie d’un point de vue panoramique assez sympathique même si cela n’a rien à voir avec ce qu’on peut observer des penthouses privilégiés. Je prends le temps de m’approprier le lieu qui va devenir mon nouveau « chez-moi » et déballe mes affaires méthodiquement, comme pour ancrer ma présence dans ce pays étranger. Chaque objet familier – mes livres, mes photos, mon ordinateur – semble incongru dans ce décor. Une seule étagère en bambou standard longe le mur blanc à côté du lit une place. L’autre pan est occupé par une armoire intégrée aux portes coulissantes et un petit bureau. Rien de grandiose, mais cela me suffit. Je ne compte pas y rester enfermée de toute façon : il y a trop de choses que je veux voir dans cette ville et trop peu de temps avec le travail qui m’attend. Une photo de famille glisse d’un livre. Je la ramasse, observant les sourires figés de notre dernier Thanksgiving ensemble. Avant que je ne m’enfuie au loin : je n’ai pas revu ma famille et la seule fois où j’ai écrit pour expliquer ma décision, ma lettre m’a été retournée avec un mot sec : « notre fille est morte ». Les amish sont durs envers ceux qui osent défier la tradition : à leurs yeux, on n’existe plus et c’est effectivement comme si on était mort.
Mais je suis vivante et décide, sur une impulsion née de ma colère vis-à-vis de mon amie – enfin ex-amie –, de me changer pour me rendre au Cercle d’Or : je ne sais pas si je tiendrai le rythme, mais je peux au moins tenter. Il me sera peut-être plus facile d’expliquer à monsieur Johnson que « Karen » quitte son travail à cause de raisons familiales plutôt que le fait qu’elle ne soit pas venue du tout. Un de mes premiers jobs d’étudiante était serveuse dans un drive-in : j’imagine que cela ne va pas du tout être la même ambiance, mais au moins, je me sens suffisamment confiante pour servir des plateaux. Après avoir enlevé ma tenue froissée par le voyage, je prends une douche rapide et enfile un pantalon noir et un t-shirt propre de la même couleur. Je décide de compléter mon look avec des petites bottines plutôt confortables : si je dois rester debout pendant des heures, je dois pouvoir marcher… Tirant mes cheveux en arrière dans une queue-de-cheval serrée qui dégage l’ovale de mon visage, je cherche le petit kit de maquillage offert par Karen lorsqu’elle m’a rejointe à Urbana et que je n’ai jamais utilisé jusqu’à maintenant. Non seulement parce que les couleurs étaient « trop » pour moi, mais aussi parce qu’elle l’avait volé pour « le frisson » procuré par son larcin. Je l’ai pris dans mes bagages comme un souvenir, mais il va finir par me servir ce soir. Le rouge sombre ressort comme une éclaboussure sur mon visage et met en valeur mes yeux bleus. M’observant dans la glace, je décide que cela fera l’affaire et sors de chez moi, le pas décidé, mais le cœur battant.
Le taxi que j’ai pris le cœur battant – vais-je vraiment oser faire une chose pareille ? – stoppe devant le Cercle d’Or, et je me retrouve face à une façade qui respire l’élégance. Un grand panneau sobre, éclairé par des appliques discrètes, affiche le nom du bar en lettres dorées, brillantes sans être ostentatoires. Ici, tout est dans la subtilité du luxe. Les grandes fenêtres, teintées et presque opaques, laissent seulement entrevoir quelques silhouettes à l’intérieur, suggérant une atmosphère feutrée et exclusive. La porte, encadrée par des rideaux épais d’un bleu nuit, est gardée par un homme en costume impeccable, dont le regard attentif passe au crible chaque nouvel arrivant. Sortant de la voiture, mes talons résonnent légèrement sur le trottoir lisse et luisant après une récente pluie. À l’extérieur, quelques hommes, tous bien habillés, discutent entre eux. Les montres en or qui brillent à leurs poignets et leurs chaussures en cuir parfaitement cirées disent tout de leur statut. Une odeur subtile de cigare flotte dans l’air, mêlée à celle d’un parfum boisé, lourd et sophistiqué. Le genre de fragrance qui vous enveloppe et s’impose, à l’image de la clientèle du lieu. À l’entrée, le bourdonnement lointain des conversations derrière les vitres s’accentue à mesure que je m’avance. De l’intérieur, on entend la musique douce, presque jazz, qui se mêle aux éclats de voix graves, typiques de ces hommes d’affaires ou de notables qui viennent ici pour des conversations privées, à l’abri des regards. Les lumières tamisées, filtrées par les rideaux, projettent une flaque dorée sur le trottoir, comme un tapis invisible réservé à une élite.
Me redressant, j’inspire profondément et demande timidement à rencontrer le directeur. Ce dernier attend Karen et je ne sais pas si mon subterfuge va tenir la route, mais je suis rassurée lorsqu’il me regarde à peine en m’indiquant les vestiaires. Apparemment, il rend service à monsieur Johnson, mais n’embauche que très peu d’Occidentales. Ma connaissance du coréen le rassure et il me fait sortir de son bureau au bout de cinq minutes pour que j’aille prendre mon service de vingt heures à deux heures du matin. J’ai quinze minutes pour enfiler – plutôt me tortiller pour entrer dans – une robe réduite au strict minimum : la coupe est très ajustée et j’ai l’impression d’être nue tant mes seins semblent vouloir déborder au moindre mouvement. J’ai des courbes qui sont loin des standards des Asiatiques, mais je vais devoir m’y faire. Prenant une nouvelle grande inspiration – enfin pas trop de peur de faire craquer ma robe –, je pénètre enfin dans la partie réservée à la clientèle.
Me dirigeant vers le bar principal pour me présenter, une jeune « hôtesse » m’explique les rudiments à connaître avant de me lancer dans le bain lorsqu’un homme la hèle. L’espace transpire encore plus le luxe et le raffinement avec un mélange de mobilier moderne et de décoration typiquement asiatique : de magnifiques paravents en bois richement sculpté délimitent des espaces où des groupes d’hommes se rassemblent pour boire et discuter. Cependant, je remarque très vite que la clientèle semble exclusivement masculine : mon malaise grandit au fur et à mesure que je les observe. Ils sont tous plus ou moins habillés classe, mais ont le regard dur, si ce n’est concupiscent… Leurs mains sont baladeuses et leur attitude ne laisse pas le moindre doute quant au fait que le personnel est à leur disposition. Je reçois un accueil mitigé : curieux, mais dédaigneux en même temps. Toutefois, ma condition d’étrangère semble me préserver un tant soit peu, et je ne suis pas prise à partie comme d’autres hôtesses qui se retrouvent régulièrement sur les genoux de clients n’ayant aucun égard pour elles. Quel établissement tolère qu’on manque ainsi de respect à son personnel ? Avec le standing affiché, je m’attendais à une fréquentation triée sur le volet, mais j’ai oublié un point crucial : les riches se croient au-dessus de tout le monde… Gardant la tête baissée afin d’éviter au maximum les contacts visuels, je compte les minutes avant de pouvoir m’échapper.
Tout à coup, une hôtesse m’attrape par le bras et m’ordonne de préparer un salon privé. Ses instructions sont lancées à la vitesse de l’éclair, mais j’arrive tout de même à suivre. Apparemment, un client VIP va débarquer à l’improviste. C’est le branle-bas de combat, car sa serveuse attitrée a déjà été réservée par un autre client pour la soirée. Le directeur espère que mon « exotisme » fera accepter ce changement inopiné, et je n’en mène pas large lorsque j’apporte un plateau d’argent avec son alcool millésimé. Timidement, je rentre dans l’espace réservé : il est à l’image du luxe ambiant avec des canapés en cuir et… vide. Je soupire intérieurement de soulagement en me dépêchant d’installer la boisson sur la table basse selon les instructions données. Mais au moment où je veux sortir, la porte s’ouvre et laisse passer l’homme le plus dur qu’il m’ait été donné de rencontrer ! Il est beau certes, mais terrifiant lorsqu’il m’attrape violemment par les cheveux pour me forcer à me mettre à genoux !