Shadow
Cinq ans auparavant – Boston
Le sang est d’un rouge sombre : ne devrait-il pas être rouge vif ? C’est certainement parce que la cible avait l’âme aussi noire que la nuit… Avec une intense satisfaction, j’observe la mort voiler peu à peu le regard de ma victime : cela prend sept minutes et trente-huit secondes pour que la lumière s’y éteigne, ne laissant qu’une carcasse vide, tout juste bonne à être jetée en pâture aux chiens. D’ailleurs, c’est une idée qui me séduit et je saisis ma paire de pinces coupantes afin de pouvoir briser les côtes de ce qui était un déchet de l’humanité avant de n’être qu’un déchet tout court. J’ai déjà largement entaillé le torse avec mon couteau de chasse, finir le travail va être un jeu d’enfant. Cette façon de disparaître est presque poétique en un sens… Répartissant les différents morceaux sur le béton sale de l’entrepôt, je repars en sifflotant doucement vers la sortie. Ce n’est qu’arrivé à la porte que j’appuie sur le bouton de la télécommande. Ces bêtes sont féroces et ne sont dressées qu’à une seule chose : déchiqueter tout ce qu’elles voient, et comme en plus elles n’ont pas été nourries depuis quelques jours… Les grognements sont la dernière chose que j’entends lorsque je referme le battant : la curée est lancée !
Avec un petit ricanement sarcastique intérieur, je me fonds dans la rue alors que l’aube ne va pas tarder : c’est tout de même bien pratique quand mes cibles s’organisent d’elles-mêmes pour me faciliter la tâche… Le bâtiment est entièrement insonorisé – compte tenu de l’activité qui y était exercée, ce n’est guère étonnant – et personne ne va réaliser que quelque chose ne va pas avant un long moment. Je ne voudrais pas être à la place des flics qui vont avoir la malchance d’être les premiers sur place : à ce moment-là, il y aura des bras ou des jambes qui vont se perdre… Toutefois, ce n’est pas mon problème, et ce sont « les risques du métier », comme l’implique leur devise de « servir et protéger ».
Chassant ces pensées, je marche pour me rendre à ce rendez-vous qui m’est indispensable depuis des années. Arrivé à destination, je m’installe sur mon spot préféré : un renfoncement caché sur le port m’offrant une vue imprenable sur le lever de soleil au-dessus de Boston. C’est un spectacle qui me fascine à chaque fois : c’est fou comme il suffit d’un tout petit rayon pour éclairer les ténèbres, aussi denses soient-elles. L’aube est le point culminant de mes nuits, celui où je peux m’endormir sans rêve, préservé par la lumière combattant mes ombres : condamné à la nuit, je ne peux me permettre de rêver. Parce que moi, je ne rêve plus. Jamais. Désormais, je ne fais que des cauchemars depuis que j’ai huit ans…
Soo-Jin
De nos jours – Boston
Le sac sur ma tête m’étouffe ! Replongée dans mon ancienne terreur, je cligne des yeux une bonne minute avant de comprendre que je peux à nouveau respirer lorsque quelqu’un tire dessus d’un coup sec.
— Alors, Soo-Jin, déclare une voix rauque dans mon dos, à quoi pensais-tu lorsque tu m’as lancé ce défi ? Un jeu de lâches, as-tu dit… pensais-tu vraiment que je n’allais pas réagir ? Que tu pouvais m’échapper ? Alors que tu es à moi ?
L’ombre se déplace lentement dans la semi-obscurité ambiante… et me fait enfin face. Non ! Le souffle se coupe dans ma gorge lorsque je croise ce regard inattendu que je connais pourtant si bien : ce n’est pas possible ! Pourtant, face à son intensité, comment ou pourquoi ne sont pas les questions qui me préoccupent sur l’instant. Non, la seule pensée unique qui m’envahit, c’est que je vais mourir… Seule, comme je l’ai été la majorité de ma vie.
Mais… pas sans lutter encore cette fois-ci ! Quand ils me voient, les gens me qualifient de fragile : en cet instant, je suis forte de ma colère dont je me nourris au lieu de l’étouffer.
Je suis Soo-Jin Jung, descendante d’une lignée de guerriers farouches : même si ce n’est qu’un baroud d’honneur, je ne serai plus jamais une victime sans volonté ! Surtout face à… lui ! Celui qui m’a trompée et trahie !