OSEF Noel ! Une Furie à NYC

OSEF Noel ! Une Furie à NYC

Prologue

Autrefois les dieux étaient nombreux et omniprésents sur Terre. Ils intervenaient dans les affaires des hommes au gré de leurs humeurs. Ces derniers érigeaient des temples à leur intention dans l’espoir que leurs dieux préférés répondent à leurs prières. Avec la montée en puissance de nouveaux cultes monothéistes, les panthéons anciens perdirent leur hégémonie sur le monde terrestre : leurs lieux de cultes furent désertés et tombèrent peu à peu dans l’oubli.
Reniés par les populations, ces dieux se replièrent sur eux-mêmes dans leurs dimensions respectives, délaissant à leur tour les humains sans plus entendre leurs demandes. La bienveillance avait fait place à la rancœur.
Toute la planète est désormais abandonnée aux Hommes.
Toute ?
Non, un binôme de divinités a choisi de vivre parmi eux pour mieux exercer ses missions.
Au fil du temps, ils se sont cachés au grand jour et totalement « immergés » dans la société humaine dont ils ont adopté les codes.
Aujourd’hui ils sont à la tête de l’agence « Coups & Foudre » à New York. La vengeance et l’amour étant deux émotions très fortes chez les humains, leur business est florissant.
La plupart des Immortels voient cette expérimentation d’un mauvais œil.
Pourtant, au cours des siècles, certains ont utilisé leurs services quand ils en avaient besoin, en toute discrétion comme le promet l’agence…
Sauf quand un panthéon vient mettre le bazar dans cette machine bien huilée… et que tout part en sucette (ou plutôt en sucre d’orge vu la période)!

Chapitre 1

Quand j’arrive à l’agence en ce vendredi matin, le téléphone n’arrête pas de sonner ! Pourtant, il est 10 h 30 (je ne suis pas du matin, moi) et je ne vois personne ?
Mais où est passée Cindy, l’assistante qui fait normalement l’ouverture à 8 h 30 ? Elle va m’entendre, celle-là ! Agacée par le son strident qui me vrille les oreilles, je décide de répondre tout en priant pour que cela s’arrête.
— Agence Coups & Foudre, bonjour ! Ne quittez pas, s’il vous plaît…
Mettant en attente les appels les uns après les autres – toutes les lignes du standard clignotent ! – je reprends enfin le premier.
— Rebonjour, merci d’avoir patienté. Quelle est votre demande ?
Évidemment, vu la période, il n’y en a que pour mon frère ! Je retranscris comme je peux les demandes (plus loufoques les unes que les autres, pfff) et me pose enfin à mon bureau avec soulagement !
Dire que je n’étais passée que pour finaliser ma paperasse, et activer ma messagerie automatique avant mes congés annuels… Parce qu’on est le 2 novembre et que c’est pour moi synonyme de fuite pour deux mois. À l’inverse, pour mon associé, c’est au contraire le rush le plus fou ! Il faut dire que je suis une divinité de la Vengeance et lui, une de l’Amour. C’est dingue le nombre de gens qui veulent « trouver l’âme sœur » pour le repas de Noël ! À croire qu’il faut automatiquement un(e) chéri(e) pour accompagner la dinde, sinon les agapes n’ont pas le même goût ?
Heureusement, moi, Tisiphone, je suis une Furie.
Ma mission sur Terre parmi les humains ? Appliquer les châtiments qu’ils méritent ! J’excelle dans mon domaine, et m’éclate à remplir les missions que je choisis parmi les demandes qui tombent sur mon blog. Car sous couvert de « thérapie », je propose aux personnes d’écrire leurs déboires, et décide ensuite de mettre en œuvre un châtiment ou non.
Autant dire que pour moi, Noël, OSEF[1] ! Je déteste cette période !
Ce serait uniquement la journée du 25 décembre, ça passerait encore mais là, dès le mois de novembre, les humains en font des tonnes, et vous rabâchent le blabla des bons sentiments pendant des semaines !
Comment voulez-vous que je bosse correctement alors que tout le monde parle de la « Magie de Noël », du pardon, de l’amour et gnagnagna…. D’ailleurs, la fréquentation de mon blog chute drastiquement pendant cette période, comme s’il était de mauvais goût de raconter ses malheurs quand il y a des guirlandes partout ?
Bref, dès qu’Halloween est passée (ça, c’est une fête de la mort qui tue!), je me barre en vacances sur Olympe, jusqu’à ce que tout « cet esprit dégoulinant de chamallow et de chocolat chaud » soit passé, afin que je puisse enfin regagner mes pénates. Et reprendre mes activités dans un état d’esprit propice à la vengeance et aux punitions !
Oui, parce que contrairement à mes pairs, j’adore vivre sur Terre (enfin sauf pendant deux mois). Je suis totalement immergée dans la culture humaine que j’ai trouvée fascinante dès le commencement. Je ne m’en lasse pas. Au fil des siècles, je me suis mélangée aux humains et suis même, selon un certain pan de ma famille, contaminée par eux… Il est vrai que j’ai régulièrement eu des « amis » dans ma vie terrestre, et qu’ils m’ont « éduquée » aux codes humains.
Depuis quelques siècles, j’y ai de plus entraîné mon frère Cupidon qui en a découvert ainsi tous les avantages. Convaincu, il s’est d’ailleurs associé avec moi dans l’agence qu’on a adaptée au fur et à mesure afin de correspondre à nos « marchés respectifs ». Depuis une douzaine d’années d’ailleurs, on « cartonne » ! Selon l’expression consacrée des humains, on se fait même « des couil*** en or » ! Ce qui nous permet de partager un immense penthouse avec vue sur Central Park, et d’être VIP[2] dans tous les endroits branchés de la ville.
En résumé, je kiffe !
Mais j’aime aussi ce « retour aux sources sur Olympe », et ai ainsi trouvé un équilibre de vie qui me convient parfaitement. J’apprécie cette période presque autant que celle où je mets en œuvre les châtiments. Si je devais faire un parallèle avec les humains, je dirais que ça correspond pour moi à un très bon moment de chill avec un grand saladier de bonbons Haribo (les crocodiles rouges!) qui sont mes péchés mignons. Car je suis alors peinarde dans mon « laboratoire » de recherches pour mettre au point tous les nouveaux scénarii de vengeance à intégrer à mon « catalogue » pour l’année suivante.
Il faut reconnaître qu’avec près de deux mille ans d’existence, j’en ai imaginé des châtiments ! Donc, depuis quelques décennies, je me cantonne à répertorier les idées intéressantes que je trouve car… les humains ont à ce sujet une imagination débordante ! Pourquoi se triturer les méninges quand d’autres l’ont fait pour vous ?
Tout ça pour dire que, normalement, cette période aurait dû être, comme d’habitude, reposante et enrichissante pour moi…
Mais ce n’est pas vrai, le standard est encore en folie ?! Je vais débrancher la prise, le temps de finaliser mes dossiers et de me carapater vite fait !
Malheureusement, je n’ai pas le temps de mettre mon plan à exécution que tout part en cacahuètes…
— Tisif ! s’écrie mon frère qui débarque dans mon bureau tout essoufflé. C’est la catastrophe ! Je ne sais pas comment je vais pouvoir m’en sortir ! Avec Mère en plus, je suis bon pour m’enchaîner moi-même avec Prométhée et…
— Stop ! dis-je d’un ton péremptoire pour mettre fin à sa tirade. Respire un bon coup et reprends depuis le début. Pourquoi te mettre dans un état pareil une veille de week-end ? Quel rapport avec le châtiment de Prométhée[3] ?
C’est une de mes réalisations de jeunesse mais connaissant mon petit frère, je sais qu’il ne supporterait pas une minute d’avoir son foie dévoré par un aigle.
Donc, pour qu’il évoque un supplice pareil…
— Cindy a démissionné ! Elle me laisse en plan ! Comme ça ! Du jour au lendemain ! Alors que les dossiers n’arrêtent pas de s’accumuler ! Je suis fichu ! Et Mère qui en rajoute une couche…
— Quel est le rapport entre Mère et Cindy ?
— Toi, tu n’as pas rallumé ton téléphone… Je te laisse la surprise, va… Il n’y a pas de raison que je sois le seul à avoir une crise d’angoisse ce matin…
OK, là, il m’inquiète.
Effectivement, j’ai éteint mon portable depuis hier soir pour profiter de ma soirée d’Halloween au maximum. Parce que le démon de la luxure avec lequel j’ai passé ces dernières vingt-quatre heures ne m’aurait pas laissé le temps pour quoi que ce soit d’autre, alors…
Par l’Olympe, dix-huit appels en absence ! Et trois messages vocaux de… Mère !
Je les écoute avec une boule pesante dans l’estomac… Bon, là, je comprends la panique de mon frère !
Comme tous les quatre ans se tient le Concile des Immortels, la réunion qui rassemble tous les panthéons et groupes d’êtres surnaturels en tous genres. Autrefois, chaque communauté échangeait avec les autres et se mélangeait volontiers au gré des affinités. Des accords étaient notamment passés en coulisses, afin de départager les influences des uns et des autres sur les humains.
Mais les Anges ont changé la donne et assis leur suprématie grâce au nombre toujours plus important de leurs fidèles. Ils ont systématiquement refusé tous types d’accords ou de concessions avec les différents Immortels. Ce qui a rendu cet évènement au fil des siècles totalement obsolète. Au point que plus personne ne s’y rend. Toutefois, l’agenda ayant été décidé pour les quatre millénaires à venir, chaque communauté envoie un carton d’invitation à tour de rôle le moment venu, quand il lui revient d’organiser le Concile. Proposition que chacun décline poliment, et la Terre continue de tourner.
Sauf cette année…
Parce que devinez quoi ? Cette fois-ci, c’est mon panthéon qui reçoit et c’est ma chère mère, Nyx, déesse de la Nuit, qui a été désignée responsable des festivités.
Pensez-vous qu’elle se serait contentée, comme tous ses prédécesseurs, d’envoyer une invitation à laquelle personne n’aurait pris la peine de répondre ? Que nenni !
Elle s’est mis en tête que pour la millième édition, on ferait de cet évènement The Place To Be[4] incontournable pour tous ! Cela doit être l’évènement du siècle ! Non de tous les temps ! Et nous sommes tenus d’y assister, mon frère et moi, alors qu’on le zappe comme tout le monde depuis… je ne sais plus quand.
Parce que nous faisons partie du « clou du spectacle » ?! Qu’a-t-elle encore imaginé ? Parce que Les Ténèbres peuvent réserver bien des surprises…
Je n’ai pas besoin de consulter ma cousine La Pythie pour savoir d’office que je ne vais pas aimer…
— OK, dis-je d’un ton calme que je suis loin de ressentir face à Cupidon qui me dévisage, plus stressé que jamais. Prenons un problème à la fois. Où est Cindy ?
Repousser l’échéance de discuter de la lubie de notre chère mère, moi ?
Mais noooon…
— Elle m’a laissé un message ce matin à 8 h 30 pour me dire qu’elle devait prendre sa carrière en main et qu’elle montait dans le bus pour Los Angeles ! Comme ça !
— Bon, je m’occuperai de son cas, ne t’inquiète pas. Tout ce qu’elle va décrocher comme rôle, ça sera une Madame Pipi dans une série B ! Non, un cadavre bien putréfié dans un navet de série Z !
— Tisif, ce n’est pas la peine…
Évidemment, le dieu de l’amour ne croit pas en la vengeance mais moi, c’est ma came ! Et quiconque nous fait une crasse doit s’attendre à un « retour de karma » comme disent les humains.
— Je ne sais pas comment je vais m’en sortir sans assistante ! geint mon frère en interrompant mes pensées vengeresses. Je ne peux pas répondre au standard, trier les demandes ET y répondre en même temps… J’ai absolument besoin d’aide… Si ma grande sœur chérie me donnait un coup de main alors qu’elle n’a rien de plus important à faire…
Il me regarde avec un air de chien battu et les larmes aux yeux… Il essaie de me manipuler le gredin !
— Houlà, moi l’amour, je n’y connais rien ! Je ne saurais absolument pas quoi dire…
— Tu n’aurais rien à dire ! Franchement, tu crois que Cindy pensait quoi que ce soit ? Tu ne peux faire que mieux ! Enfin, je crois…
Évidemment, son assistante était le prototype de la bimbo blonde sans cervelle ! Qu’elle ait tenu dix mois relève déjà de l’exploit ! Et me comparer à elle tout en me challengeant de faire mieux… Il sait sur quel bouton appuyer pour parvenir à ses fins… Ne jamais négocier avec quelqu’un qui vous connaît par cœur !
— OK, OK, OK, je sens que je vais le regretter mais je vais rogner sur mes vacances pour t’épauler… disons deux semaines ? Jusqu’au bal d’ouverture du Concile ? Cela te laissera le temps de faire appel à une agence d’intérim entre temps ? Mais tu vas me devoir un sacré service en échange ! Sans aucune limite de temps pour payer ta dette !
— Ouiii ! Tu es la plus géniale des sœurs ! … Et pour Mère ? Tu vas essayer de la raisonner, hein ? Je ne peux pas perdre ne serait-ce qu’un jour en ce moment ! Surtout pas pour assister à ce truc ringard !
Auriez-vous l’idée de vous interposer sur le chemin d’un tank blindé à grande vitesse ? Bah non, hein ? Eh bien, en ce qui concerne notre mère, c’est pareil !
— Absolument pas, Cupidon ! Il va falloir que tu t’accommodes avec ton agenda imposé, tout comme moi ! D’ailleurs, tu en as parfaitement conscience ! Sinon tu n’essaierais pas de me refiler le bébé…
— Pfff, au moins j’aurais tenté, ose-t-il me répondre avec une petite moue. Mais je compte sur toi pour l’en dissuader, quoi qu’elle veuille !
— Ben voyons, comme si elle se laissait influencer par qui ou quoi que ce soit…
Sa grimace est presque comique car il sait pertinemment que s’opposer à notre chère mère est comme qui dirait du suicide… À côté, le supplice de Prométhée ressemble à un parcours de santé (et pour des petits vieux rachitiques en plus!).
— Bon, reprend-il en lâchant l’affaire, puisque nous avons un accord, tu vas décrocher le téléphone ? Parce que là, je dois absolument me rendre dans l’Arizona pour traiter les cinq dossiers que j’ai là-bas. Ça va me prendre quelques heures, mais je devrais pouvoir jeter un œil sur les demandes de la semaine à mon retour ?
Et pouf, il disparaît sans que j’aie eu le temps de répondre !
Grrr, ce que c’est agaçant cette capacité à se « téléporter » quand c’est à mon détriment… Résignée, je reprends le standard, non sans avoir sorti ma réserve spéciale de crocos rouges, parce que quelque chose me dit que je vais en avoir besoin ! Trois heures et une migraine de ouf plus tard, j’ai décidé que deux semaines, c’était bien troooooooop long !
À défaut de répondre aux demandes d’amour en tous genres réceptionnées, j’ai eu plein d’idées de supplices qui me sont venues en tête ! Comme quoi, tout est question de motivation… Non mais franchement, c’est quoi ces gens qui veulent que « la voisine tombe en pâmoison à ses pieds juste après un regard langoureux ? » Ou que « l’électricien soit une bête de sexe sur la machine à laver (quand celle-ci est sur le programme essorage) » ?
Moi, ça m’a juste inspirée pour balancer la greluche DANS le tambour et non pas dessus ! Bref, écouter toutes ces demandes d’amour est un véritable supplice, pire que de se faire arracher une dent sans anesthésie ! D’ailleurs, je ne dois plus en avoir beaucoup tellement je les serre pour me retenir de dire ce que je pense à tous ces humains débiles !
Mais d’une part, mon petit frère ne me le pardonnerait pas, et d’autre part, je tiens compte de la période. À la vue d’une guirlande ou d’un sapin avec des boules, le cerveau humanoïde se délite complètement. C’est comme si on rentrait dans une bulle temporelle d’hystérie collective.
Je n’ai jamais compris comment les Anges ont réussi cet exploit mais au fil du temps, je me dois de reconnaître leur coup de maître ! Et ça ne m’étonne pas une seule seconde que ce soient eux les empêcheurs de tourner en rond !
Et voilà que ça resonne encore…
— Coups & Foudre, bonjour. Quelle est votre demande ?
— Je souhaite un dédommagement pour une requête non aboutie !
Ah, qu’est-ce que c’est que ça encore ?
— C’est-à-dire ? Pourriez-vous me donner votre numéro de client si vous avez déjà un dossier chez nous ?
Je fais très professionnelle alors que je n’ai qu’une envie : me plonger dans mon bain à bulles parfumées ! Surtout quand je relis le fameux dossier « non abouti » de ce client mécontent…
— Euh, je vois que votre requête remonte à trente ans ? Franchement, c’est un peu long pour venir vous plaindre ?
— J’ai été patient, je vous l’accorde ! Mais là, trop c’est trop ! Je veux un autre héritier car celui-ci est une déception sans égale mesure ! Cupidon m’a floué !
Nom d’un fouet clouté, pour qu’il nomme mon frère, c’est que c’est un immortel !
Je cherche frénétiquement la fiche d’infos client sur le système… Et zut, j’ai (comme toujours) raison, pfff…
— Écoutez, Moloch, vous avez fait une demande pour matcher avec une humaine et obtenir un héritier. Ce qui a été fait avec diligence puisque vous avez un fils de vingt-neuf ans. Alors je ne comprends pas bien votre récrimination…
— Un fils qui n’a jamais manifesté d’aptitudes pour la Mort ! C’est un amoureux de la nature ! Que voulez-vous que je fasse avec ça ?!
Aïe. Évidemment, c’est le risque quand on matche une entité divine avec un mortel : le fruit d’accouplement n’hérite pas systématiquement de l’essence surnaturelle. Même si c’est extrêmement rare, il faut bien le reconnaître…
— Je comprends votre déception mais comme vous avez pu le lire dans notre contrat, nous ne pouvons pas garantir le résultat de la procréation. Donc, nous avons bien rempli les termes de notre mission, même si cela ne satisfait pas tout à fait l’ensemble de vos attentes…
— J’ai payé une fortune en énergie à Cupidon ! Et il m’a trompé ! Je veux une compensation ! Un autre match ! Mais avec une déesse cette fois-ci ! Pour éviter une nouvelle boulette de ce genre car c’est inacceptable !
Non mais il ne manque pas d’air celui-là !
Pour les Immortels, nous demandons un paiement en « pouvoir » car cela nous en demande beaucoup pour intervenir sur l’un des nôtres. On ne va pas se saigner pour des « collègues » qui ne nous adressent même plus la parole, faut pas abuser (ou pousser mamie dans les orties, comme diraient les humains).
Ce Moloch a choisi un match avec une humaine… Donc, soit il est radin, soit il n’est pas assez puissant pour se payer notre service premium. Dans les deux cas, il devrait la mettre en veilleuse ! En plus, il est d’un obscur panthéon et se comporte pourtant comme si j’étais le service après-vente d’Amazon ? Qui se souvient des Carthaginois et des dieux puniques, franchement ? Pourquoi veut-il d’un héritier alors qu’il ne doit plus avoir un seul fidèle vivant depuis un millénaire ? J’ai bien envie de lui raccrocher au nez, à cet Immortel de mes deux !
Mais… je me reprends car je viens de repenser au Concile… Avec la chance que j’ai, cet abruti va venir et il n’est jamais sain de contrarier ma mère… Restant professionnelle, sachant que c’est le dernier cas que je traite avant de faire une pause bien méritée, je respire un grand coup pour répondre d’une voix plus posée.
— Je peux vous envoyer un nouveau contrat pour cette requête et…
— Il est hors de question que je repaie pour ça ! Cupidon me doit bien ça après le fiasco que je viens de vous expliquer ! Et puis, je n’ai pas à discuter avec un sous-fifre ! Passez-le-moi immédiatement !
Bon, il commence à me courir sur le haricot sévère, celui-là ! Tant pis pour le professionnalisme…
— Alors primo, vous allez arrêter de me parler comme à une bonniche parce que je n’en suis pas une. Deuxio, on ne vous doit rien du tout car le contrat a été honoré selon les termes que vous avez dûment validés. Si vous ne savez pas lire et avez signé sans savoir, ce n’est pas mon problème. Tertio, compte tenu de vos récriminations, j’ai le plaisir de vous blacklister[5] de notre base de clients. En espérant avoir répondu à vos attentes, je vous souhaite une bonne journée !
Clac ! Lui raccrocher au nez alors qu’il vocifère au bout de la ligne me fait un bien fou ! Quand même, frapper les gens, c’est vraiment plus simple que de leur parler…
Pour avoir quelques instants de paix, je neutralise ce maudit standard en le renvoyant sur la messagerie automatique. Je vais devoir me coltiner les vocaux par la suite, mais là maintenant tout de suite, j’ai juste besoin de silence.
Sinon ma nature de Furie va ressortir illico presto… Et ça… Disons que la dernière fois que cela m’est arrivé, j’ai dû faire appel à toute une armada de fées et de lutins pour nettoyer le carnage et tout remettre en ordre. Mon frère en frémit encore et mon compte en banque a accusé le coup pendant quelque temps…
D’ailleurs, en parlant de Cupidon, le voici qui rentre tout guilleret : ses missions ont dû bien aboutir (au moins un de nous deux qui a passé une bonne journée, pfff…).
— Tiens, voilà la quinzaine de demandes reçues ce matin, classées avec ton système de post-it, lui dis-je en lui tendant les feuilles de doléances. Franchement, tu devrais vraiment arrêter de tuer des arbres pour imprimer tes dossiers. Pourquoi ne les lis-tu pas sur le cloud comme tout le monde ?
— Que veux-tu, c’est toi la maniaque de l’informatique. Moi je regrette le temps des parchemins. La texture du papier, l’analyse de l’écriture… Tout cela contribuait à m’aider dans mes choix. Là, c’est aseptisé et impersonnel.
C’est sûr que sans moi, nous serions encore à l’ère des télégrammes… J’ai dû batailler un mois entier pour le faire céder, et imposer la transition numérique dans notre mode de fonctionnement. Mais mon petit frère a le chic pour toujours résister à sa manière, grrr…
— Au fait, j’ai envoyé bouler un dieu mineur qui se plaignait. Donc, si jamais il rappelle, ne l’écoute même pas et raccroche !
— Mais… mais il se plaignait pour quoi ? m’interroge Cupidon d’un air catastrophé.
Il faut dire qu’il est hyper mal à l’aise avec les conflits. Contrairement à moi. Question de nature, je suppose. Du coup, la moindre remarque le met dans un état de stress qu’il a un mal fou à gérer…
— Une vieille histoire dans laquelle tu n’as absolument rien à te reprocher, donc, ignore-le purement et simplement. Il est furax parce que son rejeton ne correspond pas à ce qu’il voulait.
— Ah… C’est rare mais ça arrive, et je le précise systématiquement à chaque fois…— T’inquiète, je le lui ai bien fait comprendre, va ! … Bon, sinon on est vendredi, donc je te propose de fermer l’agence plus tôt. Moi, je ne prends plus de demandes et toi, tu peux avancer dans ta sélection. C’est tout bénef pour nous deux ? Parce que là, je veux juste mon bain avec mes perles et mon bouquin du moment !
— Mais… tu ne peux pas me laisser comme ça avec tous les dossiers à choisir !
— Écoute, tu n’as qu’à les tirer au sort tes fichus dossiers et puis c’est tout ! Moi j’en ai ma claque ! Et…
— OK, dit-il d’un ton apaisant car il réalise que je suis à deux doigts de m’énerver vraiment. Rentre à la maison, fais-toi couler ton bain en ajoutant une tonne de perles parfumées, et détends-toi. Je te rejoins après être passé à la Trattoria ? Et on choisira ensemble ? Avec une bouteille de Dionysos[6] ?
Il sait capitaliser sur mes faiblesses, ce fourbe. Car j’adore la pizza aux truffes de Gino ! Et notre cousin, en bon dieu du vin, a une réserve de grands crus classés que les humains compareraient à de l’or en barre.
— D’accord, dis-je avec un sourire malgré moi.
Faible, moi ? Mais noooon…

[1] On SEn Fiche.
[2] Very Important Person.
[3] Il a donné le feu aux humains et fut puni par Zeus à avoir son foie dévoré chaque jour par un aigle.
[4] L’endroit où il faut absolument être.
[5] Mettre sur la liste noire : être banni.
[6] Dieu du vin — panthéon grec.

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