Maudite Saint-Valentin, la dernière Starseed

Maudite Saint-Valentin, la dernière Starseed

Prologue

24 ans auparavant – Prison d’État – Floride

J’observe ces agents du FBI qui sont venus assister à mon exécution avec un détachement clinique. Ils gardent l’espoir jusqu’au bout que j’avoue tous mes crimes, mais j’emporterai mes secrets avec moi. Cela ajoutera à ma légende en devenir : moi, le tueur en série le plus prolifique des États-Unis, même si je refuse de dévoiler le nombre exact total de mes meurtres comme l’a souligné le New York Times à la fin de mon procès retentissant. Ils n’en connaissent qu’une petite part  : vingt-sept semble dérisoire alors que j’ai tué plus d’une centaine de femmes !
Avec un petit sourire narquois que je ne peux retenir, je soutiens le regard plein de ressentiment du plus jeune. Il est si expressif, c’est un délice de lire les tourments qui l’habitent : quelle idée aussi de promettre aux familles des disparues qu’il leur apporterait les réponses qu’elles cherchent depuis des années pour certaines. Seul moi sais où sont cachés les corps.
— Vous devriez soulager votre conscience, tente-t-il encore une fois, les poings serrés de frustration crispée. Et apporter la paix aux familles. Cela ne rachètera en rien vos péchés atroces, mais vous feriez au moins une bonne action avant de vous présenter à votre jugement dernier.
Comme si je pouvais croire à ces sornettes élaborées pour tenir la populace en laisse… Non, avec mon QI[1] de 140, je suis au-dessus de tout ça : je suis mon propre dieu et suis mes propres règles. Mais cet agent est convaincu que les proches concernés pourraient trouver un réconfort s’ils savaient où sont les cadavres de leurs filles. Quelle bêtise alors que l’autopsie révélera tout ce que j’ai pu leur faire subir de leur vivant… et après leur mort… sachant que pour les plus anciens, il n’y aura vraiment plus grand-chose à étudier…
— Je n’en vois pas l’intérêt, réponds-je à voix basse pour l’obliger à se courber vers moi afin de m’entendre. Grâce à elles, je serai immortel dans l’esprit des gens car ils penseront à moi chaque jour jusqu’à la fin de leur vie, sans parler de leurs progénitures ensuite. Enfin, celles qu’il leur reste. Et je me réjouis à l’idée que mon œuvre sera racontée à l’infini grâce à mon livre.
— C’est immoral ! explose-t-il avec colère. Comment une femme a-t-elle pu se lier d’amitié avec un monstre tel que vous ? Cette journaliste, cette Ann Rule[2] fait dans le sensationnalisme et vous érige au statut de star  !
— Mais j’espère bien ! rétorqué-je avec satisfaction. Dans mon genre, je vais être une célébrité. Qu’au moins ma mort serve à quelque chose pour mon nom et ma postérité. C’est le côté positif à mon arrestation, car la sortie du livre est prévue demain lorsque tous les médias annonceront mon exécution. L’éditeur m’a garanti que cela allait booster les ventes de fou.
Je ne peux retenir un petit rire moqueur devant l’expression dégoûtée des agents.
— Vous n’avez rien d’une star, réplique encore le jeunot tandis que le senior garde un silence buté. Votre dernière victime a survécu et elle aura une belle vie alors que vous pourrirez six pieds sous terre !
— Tais-toi ! lui intime aussitôt son binôme d’un ton sec.
— Mais regarde, au moins j’ai effacé son maudit sourire, là ! Il ne peut pas partir avec cette satisfaction ancrée en lui, ce n’est pas juste !
Effectivement, la colère m’envahit. Et le déni aussi. Aucune de mes proies n’a pu m’échapper. Encore moins la dernière !
— Vous mentez et c’est pathétique, répliqué-je, dédaigneux. Virginia fait partie des victimes pour lesquelles j’ai été condamné à mort…
— Non, nous l’avons fait croire car cela ne changeait pas grand-chose à votre cas, jubile-t-il en me postillonnant au visage. Virginia Winslet est bel et bien morte sur la table du chirurgien qui essayait de la sauver. Pendant quelques secondes. Toutefois, au vu des sévices que vous lui avez fait subir, le médecin a signé son avis de décès et l’a cachée sous un nom anonyme lorsqu’il a réussi à la réanimer. Une Jane Doe[3] qui a pu ainsi refaire sa vie dans le secret. Elle a déménagé à Austin où elle peut enfin se purger du mal que vous êtes. La jeune femme que vous pensiez avoir tuée est à nouveau libre de vivre tandis que vous, non. Alors, allez en enfer et brûlez-y pour l’éternité !
Impossible. Personne ne peut m’échapper. Je sens la rage enfler en moi devant cette manœuvre flagrante de me tromper. Car ce ne peut être que ça. Je veux les interroger pour contrecarrer leurs dires, mais ils sortent de la pièce pour prendre place derrière la vitre malgré mes questions. J’ai toujours été un bon juge de la nature humaine – ça m’a bien servi pour choisir mes proies – et je sens que le jeune agent ne ment pas juste pour m’énerver. Si Virginia a survécu, alors je ne peux pas partir maintenant. Pas sur une œuvre inachevée, pas sur un échec !
Pourtant, le gardien désigné pour mon exécution appuie sur son maudit bouton et l’électricité parcourt mon corps dans une onde aussi violente que douloureuse. Avec fureur, je me focalise sur le jeune agent dont le contentement affiché m’horripile au plus haut point. C’est son visage au regard brillant de satisfaction rageuse que je fixe avant qu’un voile noir m’enveloppe…
Je me sens sortir de mon corps mais… je flotte. Je suis encore là ? Comment est-ce possible alors que je vois les gardiens de la prison emmener ma dépouille : mon exécution a bien eu lieu pourtant ? Je suis mort mais encore vivant sous une autre forme ? Suis-je devenu un fantôme ? Galvanisé par cette hypothèse à laquelle je n’aurais jamais cru jusque-là, je réalise que je peux me déplacer « consciemment » lorsque je suis le jeune agent qui m’a énervé quelques minutes auparavant. Je m’attache donc à lui tandis qu’il quitte la salle en discutant avec son collègue.
— Nous n’aurons pas pu apporter les réponses qu’attendaient les familles, déclare-t-il avec une colère sourde, mais au moins, sa dernière victime pourra enfin retrouver le sommeil. Elle n’a plus rien à craindre de ce monstre.
Alors, il n’aurait vraiment pas menti ? Je vais l’observer car il va forcément me mener à elle d’une façon ou d’une autre : je veux découvrir le fin mot de cette histoire. Si Virginia est effectivement encore vivante, je me dois de parachever mon œuvre… Je ne sais pas comment fonctionne ma nouvelle réalité, mais peu importe, en fait, l’essentiel étant que je puisse terminer ce que j’ai entrepris par n’importe quel moyen. Je viens de me créer une « nouvelle vie » moi aussi : à moi de l’exploiter au mieux.

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 15 ans auparavant – Austin – Texas

Je flotte entre deux mondes, ancré dans ma volonté depuis près d’une décennie. Tout me pousse à aller « au-delà », mais je n’ai pas terminé mon œuvre ici-bas. Car une victime m’a échappé. Pire, elle a survécu et s’est reconstruite en devenant psychologue afin d’aider les victimes d’agression. Elle a une vie alors que je tenais la sienne entre mes mains. Elle n’avait pourtant pas le droit d’exister alors que je l’avais condamnée ! Surtout que j’ai été en partie exécuté à cause d’elle. Si l’agent de police qui m’avait contrôlé pour un bête clignotant défectueux ne l’avait pas découverte fortuitement dans mon coffre de voiture, personne ne m’aurait relié à mes crimes. Il est donc inacceptable qu’elle puisse profiter de ce monde qui m’a jugé et rejeté. Car qui sont-ils pour décréter que ce que je fais est mal ?
À mon procès, le procureur m’avait dépeint comme un animal déviant assoiffé de sang. Comme si l’homme n’était pas une bête en soi. Cette société policée est hypocrite, car seuls les plus forts dominent. L’envie de tuer est présente chez moi – comme en chacun des hommes – et ce n’est pas une morale bien-pensante qui devrait m’en empêcher. Car contrairement à d’autres, j’ai le contrôle sur mes pulsions : je les chevauche pour en tirer le meilleur parti et qu’elles ne me fassent pas faire n’importe quoi. Il suffit de poser la question à mes voisins qui m’ont tous décrit comme « un homme discret, très poli et gentil ». Sans les preuves apportées par le cas de Virginia, j’aurais été acquitté, j’en suis certain : les jurés avaient du mal à faire coïncider la description faite par l’accusation avec l’homme bien de sa personne, réservé et courtois que j’ai joué tout au long du procès.
J’ai mis un moment avant de comprendre comment ma nouvelle « dimension » fonctionnait. Mais depuis un an, j’ai réussi, en suivant le jeune agent du FBI, à retrouver Virginia. Il lui téléphonait régulièrement mais je ne savais pas comment faire pour la rejoindre. Enfin, il n’a pas pu résister à l’envie d’aller la voir discrètement lorsqu’il a été de passage à Austin. Dans la mesure où je le surveillais quoi qu’il fasse, j’ai enfin pu retrouver mon œuvre inachevée, et je me suis attaché à elle à la place de l’agent. Depuis, je l’observe, elle, afin de trouver la faille par laquelle je pourrai finaliser mon chef-d’œuvre. Au fil du temps, j’ai réalisé que je tenais dans cette nouvelle réalité grâce à ma colère. En fait, ma rage me nourrit et me permet de résister à « l’Appel » que j’entends régulièrement. Cette fois-ci, je veux m’assurer que Virginia est bel et bien morte. Aucun urgentiste de ce monde n’arrivera à la faire revenir après ce que je lui aurai fait subir ! Et tant qu’à faire, je vais aussi régler son compte à cet agent plein de morgue qui a osé me dire de brûler en enfer : si je dois y aller, il sera du voyage lui aussi. Cela ne fera que remettre mon livre sur le devant de la scène. Mon histoire reprendra un coup de projecteur si la dernière survivante est finalement « rattrapée » par son destin. La tragédie fait vendre. Et j’aime voir la couverture du livre racontant l’histoire de ma vie dans les vitrines des magasins. Car ainsi, je suis immortel dans la mémoire des hommes. Seulement, je n’ai pas encore trouvé le moyen de pouvoir agir dans la réalité de ma proie : oui, je peux la surveiller mais pas l’atteindre physiquement, ce qui me frustre grandement. Cependant, je ne doute pas de trouver la solution, j’en suis intimement convaincu : jusqu’alors, je ne me suis jamais refusé le moindre désir. La preuve, je ne suis pas mort réellement. C’est bien que je dois achever mon œuvre jusqu’à l’accomplissement !
Tandis que ces pensées tournent en boucle dans mon esprit alors que je « déambule » dans le parc en attendant Virginia qui a l’habitude de venir y faire son jogging du matin, j’observe les gens avec curiosité. Qui sont-ils ? Quels sont leurs désirs inavouables les plus profonds ? J’ai toujours voulu comprendre ce qui pouvait animer l’être humain, et ce nouvel état me permet d’apprendre beaucoup : ce que les gens peuvent être différents lorsqu’ils se pensent à l’abri du regard des autres…
Tout à coup, des cris retentissent et… je sens que je tiens enfin ma chance ! Un homme est en train de ramener un enfant qui est passé au travers de la glace recouvrant le lac. Le gamin est inerte et quelqu’un essaie de lui administrer les premiers secours en attendant une ambulance. Je vois alors un éclair de lumière illuminer le ciel. On dirait comme une étoile filante, qui se glisse à l’intérieur du bambin tandis qu’un autre trait lumineux s’en échappe. Est-ce une façon de revenir dans la matière ? Je sais d’instinct que c’est ma solution, celle que j’attendais depuis tout ce temps. J’aurais préféré un autre choix, mais finalement, cela peut se révéler bien plus pratique : les enfants sont tellement plus faciles à contrôler.
— Patrick ! Respire !
Ne vous inquiétez donc pas, pour vous, le gosse ne sera pas mort. Il va en réchapper grâce à moi. Toutefois, vous préférerez sans doute qu’il se soit noyé finalement… car il va être tout ce qu’on m’a refusé de devenir. Riant à ma propre réflexion, je me coule prestement avec jubilation dans le corps bleui de l’enfant dont l’âme vient de s’échapper : vite, je dois rentrer avant que « la porte ne se referme » ! Les sauveteurs tentent un massage cardiaque après l’avoir sorti de l’eau glacée du lac. À moi de jouer maintenant : cela va être un plaisir de façonner ce gamin de six ans pour devenir mon hôte et… ma marionnette. Je vais le modeler pour parachever mon œuvre arrêtée bien trop tôt !
Mais je ne suis pas le seul à avoir investi la place si je puis dire. En parallèle de mon arrivée, un autre esprit a voulu remplacer l’âme du gosse et est déjà en partie en place. Il n’est pas complet ni moi non plus. Nous luttons pour prendre l’ascendant l’un sur l’autre mais sans résultat.
— Nom de Dieu, il convulse ! Tenez-le bien ! Je tente le défibrillateur ! En charge… Dégagez !
Les sauveteurs paniquent et l’urgence s’entend dans leurs voix. Mais je sais que je vais survivre : hors de question de laisser passer cette opportunité ! Cela fait si longtemps que je rôde en attendant une telle possibilité. J’entends « l’autre » me pousser à partir, arguant que je n’ai rien à faire ici, que je dois retourner à la voûte céleste. Et lui, alors ? En quoi aurait-il plus de légitimité que moi ? Tout comme moi, il est un parasite prenant possession du corps de quelqu’un, non ?
Je m’accroche de toute la force de ma volonté qui m’a fait tenir bon jusque-là et « l’autre » finit par proposer un compromis. Car nous ne pouvons être deux entités séparées à nous battre pour le contrôle de ce corps qui va finir par lâcher si nous ne trouvons pas un terrain d’entente. Dans la mesure où il sent que je ne souhaite qu’une seule chose – revenir dans la matière – il me propose d’abandonner chacun une partie de notre essence pour n’en former qu’une seule avec ce qui restera de nous. Il précise que la réincarnation est plus difficile qu’il n’y paraît et qu’il m’apprendra comment faire pour ne devenir qu’un avec le corps possédé.
Je dois me décider vite car, de toute façon, le corps de l’enfant est en train de dépérir et ne sera viable pour aucun de nous deux si nous ne le faisons pas repartir dans la seconde. Il n’y a aucun avantage à se réincarner dans un corps végétatif… À contrecœur, j’accepte et me fonds dans « l’autre » avec la détermination farouche d’apprendre tout ce que je peux de lui afin, ensuite, de finir mon travail - même si je vais devoir attendre encore quelques années avant de pouvoir l’accomplir. Pour l’instant, il doit remplacer l’essence du gamin et « m’absorber » mais je compte bien devenir le dominant à l’avenir.
— Oui ! Ça y est, il est revenu ! Il faut l’emmener à l’hôpital immédiatement ! Tiens bon, Patrick !
Les sauveteurs se précipitent vers l’ambulance, suivis par la nounou en pleurs et terrorisée. Évidemment, comment aurait-elle pu anticiper que la glace se briserait sous les pieds du bambin ? J’apprends par « l’autre » que c’était voulu par l’âme qui venait de partir. Cette dernière avait choisi de s’incarner sur Terre dans cet enfant qui devait faire évoluer l’âme de ses parents dans l’épreuve d’une perte douloureuse. Mais du coup, qu’est-ce que « l’autre » vient faire là-dedans ? Ah, il a été choisi pour aider les parents à rééquilibrer leurs énergies en prenant la place du petit.
S’ils avaient besoin de vivre une grande souffrance, ce n’est pas un problème, je vais les faire évoluer, moi !
Bon d’accord, pas forcément dans le sens où l’entend « l’autre », mais peu importe ce que veut la Voie lactée, comme il dit. Car ce qui compte, c’est MA volonté ! C’est la dernière pensée cohérente que j’arrive à avoir avant de me perdre dans « l’autre » pendant que nous fusionnons pour ne former qu’un tout. Il est plus fort que moi, et surtout, semble maîtriser ce processus. Mais s’il croit me museler, il se trompe : je ne me laisserai pas faire et c’est moi qui nous contrôlerai à terme. Je vais apprendre, je dois juste trouver le moyen. Mais j’y arrive toujours… 

Chapitre 1

Patrick Ryan Jr

10 ans auparavant. Austin – Texas

 «— Si tu pleures, ta mère va renvoyer ta préceptrice et on sera débarrassé d’elle. Elle est trop fouineuse et nous brime tout le temps sous son autorité rigide. Dis qu’elle est méchante. Comme ça, on sera enfin tranquilles.»
«— Vas-y, cache le bijou de ta mère dans le manteau de la bonne, cela sera bien fait pour elle. Elle n’a aucun droit de refuser de nous servir.»
«— C’est ça, saccage les parterres de fleurs, ça fera les pieds à cet imbécile de jardinier : on peut tuer les vers de terre si on veut.»
Du plus loin que je me souvienne depuis mon « accident », j’entends cette voix dans ma tête qui me pousse à faire des choses que je sais au fond de moi ne pas être bien. Mais j’ai réalisé que lorsque je lui obéissais, les choses s’arrangeaient comme j’en avais envie, et que je pouvais alors faire tout ce que je voulais. Donc, j’ai fini par suivre et appliquer ses conseils qui se sont révélés très avisés. La première année, elle ne se manifestait quasiment pas mais petit à petit, elle est devenue omniprésente et m’accompagne désormais au quotidien.
C’est la seule compagnie dont j’ai jamais eu besoin, car c’est la seule constante dans ma vie. J’ai vu défiler un paquet de nourrices, de précepteurs ou d’employés de maison. Mais en vérité, je suis seul. Isolé dans cette vaste demeure qui fait que mes quartiers sont dans une aile tandis que mes parents s’en partagent une autre. D’ailleurs, le seul moment où je les vois, c’est lors d’évènements avec d’autres adultes. À ce moment-là, j’ai droit à toute leur attention lors des séances photo pour la presse car je suis l’héritier d’un clan politique puissant.
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne ressens plus rien comme émotion depuis que j’ai failli mourir. Ou alors, j’en éprouve de trop fortes au contraire. Comme la colère. Que j’ai dû apprendre à cacher aux yeux du monde afin de tenir mon rôle au sein de ma famille. C’est la voix qui m’y a aidé en me conseillant quoi dire ou quoi faire afin d’obtenir ce que je désirais tout en passant sous les radars. Elle m’a également expliqué que je ne serais pas complet sans elle car mon esprit est un mélange d’essences dont elle est devenue la dominante. Même si je ne comprends pas tout, je la crois, car je sais au fond de moi que je ne suis pas normal, ce qui serait inacceptable pour mes parents qui tirent une grande fierté de l’image parfaite qu’offre notre famille à la société. C’est leur « fonds de commerce » pour reprendre leur expression favorite lorsqu’ils parlent de nous entre eux en oubliant que je suis présent lors de leur débriefing de soirée. Ils échangent sur les contacts et manœuvres qu’ils ont entrepris auprès de untel ou untel afin de soutenir les ambitions politiques de mon père. Ma mère l’aide de son mieux car ils sont « une équipe », cette dernière étant prête à tout pour servir les projets de la famille. De ce fait, je n’existe pas en tant que personne à leurs yeux. En revanche, je suis l’héritier qui « devra marcher dans les pas de son père le moment venu afin de reprendre le flambeau », comme le veut la tradition familiale. J’ai donc dû apprendre à faire bonne figure au moment adéquat, et la voix m’a bien guidé à chaque fois que le besoin s’en est fait sentir. Non seulement en me donnant les stratégies à suivre pour parvenir à mes fins, mais aussi en m’expliquant tout ce que je ne comprenais pas quant aux motivations de mes parents à mon égard. Cela m’a permis d’être laissé tranquillement dans mon coin hormis pendant les obligations visant à accomplir la « destinée familiale ». Le clan Ryan a accumulé sa richesse depuis la ruée vers l’or en la faisant fructifier au fil du temps dans un conglomérat immobilier. Notre illustre famille compte à chaque génération un gouverneur ou un sénateur afin d’asseoir une lignée digne des aristocrates français.
Au fil des années, j’ai développé deux véritables passions. La première s’est révélée être l’astronomie. Je suis irrémédiablement attiré par les étoiles, en particulier la nébuleuse de la Rosette : même si je ne peux pas l’apercevoir dans le ciel de la nuit, les photographies que j’ai pu trouver me fascinent. Dans les clichés que j’ai pu observer, je vois une rose qui m’appelle. Comme c’est un passe-temps tranquille, ma mère a été plus que ravie de céder à mes caprices et de m’offrir les livres et les télescopes me permettant d’observer les astres… ainsi que les gens qui m’entourent. La voix a eu raison : c’est fou ce que je peux découvrir lorsque les gens ne se savent pas observés. C’est bien mieux que n’importe quel programme télévisé, en fait.
La seconde a été l’anatomie. Idem, ma mère a été plus que ravie de m’offrir tous les livres les plus pointus au début de ma préadolescence : tant que je ne la dérange pas dans ses activités mondaines et que je ne fais pas de vagues, j’ai le champ libre. De plus, cela a conforté mes parents sur « l’héritier de génie » qu’ils ont engendré. Lire de telles choses avant dix ans est peu commun et ils se gargarisent de mon fort potentiel devant leurs amis. Toutefois, je sais d’ores et déjà que ma voie est toute tracée et que je ne pourrai pas m’adonner à mes passions aussi pleinement que je le voudrais. Aussi, j’en profite tant que je peux.
Mais la théorie, c’est une chose, et la pratique en est une autre. J’ai envie – non, besoin – de comprendre les mécaniques d’un être vivant. Et je vais enfin pouvoir m’y consacrer pleinement car, pour mon onzième anniversaire, j’ai obtenu le petit laboratoire que je convoitais pour mes expériences.
«— Tu vois, tu vas pouvoir effectuer une vivisection. Crois-moi, c’est la sensation la plus intense que tu ne ressentiras jamais!»
Je crois la voix qui me parle et je sais déjà où trouver mon premier sujet d’étude. C’est là où mes télescopes m’ont été fort utiles. En espionnant les alentours, j’ai pu voir que des voisins avaient eu une portée de chiots. Il ne devrait pas être trop compliqué d’en piquer un pour l’étudier dans le secret de mon antre insonorisé auquel personne d’autre que moi n’a accès. Les entrepreneurs ont tout juste fini de transformer l’espace qui était réservé à mon précepteur, ce dernier étant parti le mois dernier en raison de mon entrée au pensionnat à la fin de l’été. Cerise sur le gâteau selon ma mère, c’est une bonne façon de me responsabiliser en m’obligeant à l’entretenir moi-même. Moi, j’y vois surtout que je peux y faire ce que je veux sans que personne puisse trouver quelque chose à y redire. Je dois maintenant réfléchir au moyen de me débarrasser des restes de mon expérience lorsque j’en aurai fini, mais je n’ai pas vraiment d’inquiétude à ce sujet. Car la voix sait comment fabriquer de la soude pour dissoudre les chairs et les os.
«— Quand tu auras suffisamment d’expertise, nous pourrons passer à un autre niveau. Mais pour cela, il faut que tu t’entraînes et que tu pratiques. Beaucoup. Afin de ne pas nous faire prendre. Je vais te transmettre tout ce que je sais et tu vas devoir t’approprier ma connaissance en t’exerçant. Mais, crois-moi, cela en vaudra vraiment la peine!»
La voix me promet des sensations extraordinaires, comme « seul le pouvoir de vie et de mort sur un autre être vivant peut procurer » selon elle. Il est dommage que je ne puisse pas profiter en continu de mon cadeau, mais j’aurai d’autant plus de plaisir à rentrer aux vacances scolaires. Planifier fait aussi partie du plaisir de l’expérience et je sens que je vais bien m’amuser…

[1] Quotient Intellectuel.[2] Ann Rule était une journaliste d’affaires criminelles qui faisait du bénévolat dans un centre d’assistance aux personnes voulant se suicider. Elle y a rencontré Ted Bundy et l’a fréquenté pendant des années avant d’écrire une reconstitution de son affaire : Un tueur si proche.
[3] Nom générique donné aux personnes féminines non identifiées aux USA.

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