Prologue
Centre de commandement Cerebrum– Base secrète – Minnesota – 4 juillet 2033–Message envoyé à tous les membres du groupe dans le monde.
Mes frères et mes sœurs,
En ce jour historique, symbole de libération de notre peuple, le plan Fléau Noir sera lancé ce soir, à minuit, heure USA. Chacun de vous a reçu sa feuille de route afin de préparer l’avènement de notre nouveau système qui permettra, enfin, de construire une société purgée de tous ses parasites inutiles et pourtant si nuisibles au bien de tous.
Nous avons œuvré dans l’ombre sans relâche, nous avons anticipé et planifié depuis des années pour parvenir à ce grand jour. Nous nous sommes préparés au chaos qui va s’ensuivre car c’est l’aboutissement d’une mission de vie commencée il y a plusieurs décennies par nos élus éclairés. Le contexte mondial actuel, résultat de ces politiciens incompétents et corrompus, ne peut plus être sauvé.
Nous nous devons de préserver uniquement l’élite de l’humanité qui peut s’élever, tout en laissant le reste à sa déchéance.
C’est un Nouveau Monde qui nous attend dans lequel nous serons les maîtres incontestés et garants d’un futur meilleur et à la hauteur de notre vision !
Le Chambellan.
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Paris – TF1 JT[1] de 20 h – 21 décembre 2033–Allocution du président de la République.
Chers concitoyens,
Le virus du Fléau Noir a infecté plus de la moitié de la population mondiale en quelques semaines, transformant des êtres chers en monstres avides de chair humaine et dépourvus de toute pensée rationnelle. Ils sont devenus des « Zautres » pour reprendre le terme des survivants qui ont pu témoigner des conséquences de cette catastrophe sur notre entourage.
Le laboratoire que nous soupçonnions d’être à l’origine de cette pandémie catastrophique vient d’être détruit par une explosion d’une amplitude telle que nous ne pouvons plus espérer récupérer une partie de leurs travaux. Nous n’avons donc plus aucun espoir de remède ou de vaccin.
Les chercheurs de tous les pays qui collaborent depuis des jours ont toutefois découvert que les Zautres sont tout particulièrement attirés par la chaleur corporelle humaine qu’ils détectent en infrarouge. Ce mode de vision dû au virus qui transforme la cornée leur permettrait de repérer leurs cibles, mais pas de distinguer correctement les détails. Ce serait grâce aux phéromones qu’ils sauraient reconnaître une personne, car ils ne s’en prennent apparemment qu’aux humains, même si les animaux peuvent cependant être contaminés par le virus s’ils se font mordre. Dans ce cas, il faut les abattre et ne surtout pas consommer leur chair, car vous seriez infestés à votre tour avec toutes les conséquences que nous ne connaissons malheureusement que trop bien désormais.
J’attire votre attention sur le seul point faible que nous avons pu observer jusqu’à présent, car c’est l’unique chance de pouvoir échapper à une attaque de Zautres. Ils craignent l’eau qui semble les paniquer, notamment quand ils en reçoivent sur eux ou lorsqu’ils sont immergés dedans. Ils n’en meurent pas mais cela peut vous permettre de les arrêter dans leur course et vous faire gagner le temps nécessaire pour fuir.
Enfin, la seule façon de les détruire définitivement est de viser la tête, et surtout, de détacher le cerveau du tronc cérébral, sinon ils continuent de vivre, si je puis dire, et d’être contagieux. En revanche, une fois le cerveau détruit, le virus n’est plus transmissible a priori, mais les chercheurs ne sont pas affirmatifs à 100 % car il y a des mutations qui ont déjà été constatées depuis deux mois. Ces variations semblent avoir amplifié l’agressivité ainsi que le temps d’incubation qui est passé malheureusement de quelques heures à quelques minutes. Si l’un de vos proches est contaminé, vous devez absolument le détruire dans la seconde, ou vous serez vous-même condamné.
Ce sont les seules clés de survie que je peux vous communiquer en ce jour funeste et c’est avec solennité et regret que je vous annonce ce soir que l’humanité est perdue. L’état n’est plus en mesure d’assurer la sécurité de notre pays. Les quelques responsables encore vivants sont avec moi et nous ferons tout notre possible pour vous communiquer des nouvelles au fur et à mesure, mais sans garantie aucune, les Zautres ayant massivement envahi notre capitale. Nous sommes réfugiés dans un abri mais ils campent devant notre porte à l’instant où je vous parle et nos défenses sont mises à mal par leurs assauts répétés. Je vous souhaite de survi…
Écran noir.
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Centre de commandement Cerebrum France–Base du Sacré-Cœur – Paris – 1 er janvier 2034–Message envoyé à tous les membres du groupe dans le monde.
Mes frères et mes sœurs,
Le Fléau Noir ayant déjoué nos projections, nous avons dû adapter nos plans. En ce qui concerne la France, nous sommes retranchés dans le quartier de Montmartre où nous avons établi notre QG[2].
Le laboratoire y est désormais opérationnel avec toutes les informations que nous avons pu rassembler et nous travaillons à trouver une solution pour adapter le vaccin initialement conçu avant les mutations du virus.
Nous avons bon espoir de pouvoir y arriver compte tenu du profil de nos membres, et avons besoin de garder la communication ouverte entre nous, même si les infrastructures sont détruites par endroits.
Merci de répondre à ce message avec toutes les données nouvelles que vous auriez pu constater afin que nous puissions finir ce que nous avons commencé. Ci-joint la synthèse de nos derniers travaux.
Le Chambellan.
Message sans réponse…
Chapitre 1
An 2222 – Poche de survivants – Paris – Citadelle Blanche.
Bérénice – Cerebra Prima
Concentrée sur le livre que je remplis avec application afin de retranscrire avec soin le fruit de mes recherches sur le Fléau Noir, je n’entends pas la porte s’ouvrir dans mon dos et sursaute en faisant une rature sur ma page.
— Pardonnez-moi, mademoiselle Bérénice, gémit Aléna, blême de peur à la vision de la catastrophe. Je ne voulais pas vous surprendre mais vous ne répondiez pas lorsque j’ai toqué.
— Ne t’en fais pas, réponds-je calmement même si je grimace intérieurement. Qu’y a-t-il de si important que tu viennes me déranger dans mon travail ?
La Corpus, bien qu’ayant intégré la Citadelle Blanche depuis plusieurs mois maintenant, semble toujours habitée par la peur. Ses cheveux ont poussé de quelques centimètres et un léger duvet roux entoure son visage qui a repris quelques couleurs à défaut de rondeurs. Il lui faudra encore du temps pour retrouver un équilibre physique, et encore plus pour le côté psychologique, si elle y parvient. Car, comme tous les Corpus de l’Area Rouge, elle a été traumatisée par sa vie dans cette faune humaine d’une part, et la lutte contre les Zautres d’autre part. À seize ans, elle a désormais des chances de survie bien plus importantes, protégée par notre enceinte, même si elle ne semble pas y croire vraiment.
L’intégration de ces Corpus dans nos rangs demande de la patience que je n’ai pas en stock lorsque je suis plongée dans mes recherches. Pourtant, je dois reconnaître qu’elle a compris relativement rapidement ses tâches, et qu’elle me sert plutôt bien au quotidien. Pas comme la précédente que j’ai dû renvoyer car elle n’était capable de rien et ne prenait aucun soin de mes affaires. Trouver de bons serfs[3] est un exercice difficile, surtout compte tenu de mon rang et de mes attributions au sein de la Citadelle Blanche.— Je t’ai posé une question à laquelle j’aimerais bien une réponse, relancé-je d’un ton plus sec que ce que je voulais face à son silence apeuré.
— Le Chambellan vous fait mander de toute urgence, balbutie la malheureuse avant de quitter précipitamment la pièce.
Quelle plaie ! Exaspérée tant par ma maladresse que par ce contretemps impromptu, je referme mon livre avec précaution en soupirant. Mes journées sont réglées comme une horloge et j’avais encore deux bonnes heures pour finir de retranscrire les résultats que je venais de découvrir. Je suis à un stade critique de mon étude, je sens que la solution est proche ! Ma mission de vie est importante, vitale même, car je suis censée être celle qui trouvera le remède au Fléau Noir. Du plus loin que je m’en souvienne, je me concentre sur mon travail et n’accepte que peu d’interruptions qui m’éloignent de mon objectif, même temporairement.
Tiraillée entre l’envie de continuer comme prévu, et l’ordre reçu qui va me faire prendre du retard sur mon planning, je me résous à saisir ma cape suspendue à la patère près de la fenêtre. En effet, la fille du chef de la Citadelle Blanche ne saurait se présenter sans l’apparat de mise pour une sommation pareille. Car le sujet doit être important pour être convoquée en dehors des réunions hebdomadaires planifiées.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre de la tour dans laquelle mes quartiers ont été établis depuis ma naissance vingt-deux ans auparavant, j’aperçois un bataillon dans la cour pavée. Ils sont des petits points depuis cette hauteur mais parfaitement identifiables grâce à leurs combinaisons bleues. Depuis mes appartements, j’ai une vue imprenable sur les alentours : les bâtisses en vieilles pierres mais aussi les serres, les étables, le moulin, le puits et surtout les locaux techniques. Tout cela protégé par le dôme d’énergie qui nous préserve de l’extérieur comme un rempart infranchissable tout en nous apportant un climat tempéré idéal pour les cultures et le bétail.
Selon les textes anciens que j’étudie quotidiennement, notre Citadelle Blanche est similaire à un village fortifié, si nombreux au Moyen Âge. Elle a d’ailleurs été établie sur une colline qui s’appelait autrefois Montmartre et permet de dominer ce qu’il reste de la grande ville qui était le centre névralgique du pays dans le passé. Décombres par endroits où les bombes lâchées en dernier recours ont tout détruit, et vestiges plutôt bien conservés à d’autres. Cela donne un paysage hétéroclite et bizarre dans sa mixité où des cratères de rues éventrées côtoient des immeubles haussmanniens encore debout.
Avisant les glacières en plastique sur le dos de quelques hommes, j’en déduis que l’unité Delta est de retour et que cela justifie cette interruption. J’espère enfin obtenir les échantillons dont j’ai besoin pour poursuivre mes travaux. Ragaillardie par cette perspective, je me précipite vers la salle du Directum en faisant toutefois attention à ne pas tomber dans l’escalier de pierre.
Il faut dire que ma toge d’un blanc immaculé n’est pas vraiment pratique pour se déplacer, mais elle est le symbole, tout comme ma cape, de mon statut de Cerebra Prima, futur Chambellan lorsque mon père ne le sera plus. Seuls les Cerebrums ont le droit de porter cette couleur afin de repérer les personnes prioritaires à sauver en cas d’attaque, car nous sommes la seule chance de survie de l’humanité.
Reprenant contenance après ma petite course, je pénètre d’un pas plus mesuré dans l’immense nef qui sert de lieu de réunion aux dirigeants de notre communauté. Nos ancêtres ont choisi cet endroit après l’Inferno[4], car c’était une ancienne église, le Sacré-Cœur de son nom d’époque, dont les épais murs de pierre garantissaient une sécurité relative contre les Zautres. De plus, elle était reliée à une source souterraine indépendante, indispensable à notre survie. Depuis près de deux siècles, nous avons reconquis l’espace, et désormais, tout le périmètre à deux kilomètres à la ronde de la colline où nous avons établi notre Citadelle bénéficie de l’enceinte mise en place par nos prédécesseurs.
— Te voilà enfin, Bérénice ! s’exclame mon père, le Chambellan. L’unité Delta a rapporté ce que tu avais demandé.
— Parfait, je m’en doutais quand j’ai remarqué les hommes dans la cour. Puis-je les voir ?Le chef du bataillon s’avance vers moi pour me tendre une glacière. Surprise par le poids, je la laisse tomber dans un bruit sourd couvert par le cri de douleur du capitaine, frappé au mollet par la boîte.
— Qu’avez-vous à la jambe ? demandé-je, suspicieuse, tout en reculant prudemment de quelques pas.
À mes paroles, le bataillon affecté à la sécurité du Directum, notre gouvernance, se déploie en sortant leurs épées de leurs fourreaux pour s’interposer entre l’unité Delta et nos dignitaires. Tous se figent et dévisagent leur chef, rigide de colère et de peur mélangées.
— Ce n’est rien, déclare-t-il les dents serrées. Une égratignure sans conséquence.
— Vous avez été touché par un Zautre ! s’exclame Harold le second de mon père. Et vous osez revenir dans la Citadelle Blanche, au mépris de notre sécurité à tous ? Unité Alpha, conduisez-le aux portes de l’Area Rouge immédiatement ! C’est inacceptable et je vous tiendrais pour personnellement responsable si cela avait le malheur de se reproduire, crache-t-il au chef de l’unité chargé de sa protection.
— Ce n’est pas cela ! s’exclame le capitaine incriminé. Je suis tombé sur l’arête d’une poutre lors d’un combat ! Grâce au sérum, je ne suis pas contaminé, et…
— Peu importe, l’interrompt sèchement le Chambellan. Même si vous n’êtes pas infecté, vous êtes suffisamment touché pour ne pas supporter un faible coup. Parce que la glacière ne vous a pas cogné très fort. Vous ne pouvez plus être efficient si vous êtes blessé. Vous connaissez parfaitement nos règles. Personne d’inutile ne peut avoir de place parmi nous.
Je regarde le chef d’unité qui n’a pas d’autre choix que de marcher vers la sortie, escorté non seulement par l’unité Alpha, mais également par ses hommes de l’unité Delta qui le fixent avec une rancune teintée de soulagement. Il est vrai que le Chambellan a fait preuve de clémence en ne condamnant pas le bataillon dans sa totalité : ils ont tous fait preuve de négligence en ne remarquant pas la blessure de leur chef et ils le savent. L’empathie ou la connexion émotionnelle n’est pas ce qui permet à notre communauté de survivre.
Quand bien même aurais-je voulu aider celui-ci que le regard de mon père m’en aurait dissuadée. Nous parvenons tout juste à entretenir la communauté valide et n’avons malheureusement pas les ressources nécessaires pour traiter des gens qui ne contribuent à rien. C’est la dure loi de la Citadelle blanche, mais elle est juste pour la survie de tous.
Balayant la pensée de cet homme qui sera de toutes les façons remplacé dans la minute, je retourne à mon laboratoire avec mon précieux fardeau. J’ai hâte de voir si mes déductions sont justes.
[1] Journal Télévisé.
[2] Quartier Général.
[3] Nom désignant au Moyen Âge les personnes attachées à un domaine qu’elles exploitaient pour un seigneur. Celui-ci avait droit de vie ou de mort sur elles. C’était une forme d’esclavagisme.
[4] Nom donné à la période du Fléau Noir en référence aux Enfers dans La Divine Comédie de Dante.