L'archéologue et le Forgeron, à la recherche de Vercingétorix

L'archéologue et le Forgeron, à la recherche de Vercingétorix

Éléonore Valières

Le village est charmant avec ses rues pavées à l’ancienne et son architecture historique. L’environnement campagnard est agréable – même en hiver – et je suis impatiente de voir l’été sublimer la nature alentour. Toutefois, ce n’est pas la porte à côté et je suis éreintée par mon périple en train puis en taxi depuis la gare d’Aubusson qui est la première ville à une trentaine de kilomètres. Cette distance pas énorme sur le papier s’est révélée un véritable cauchemar pour moi qui ai le mal des transports : j’ai dû faire arrêter le chauffeur à plusieurs reprises pour calmer les haut-le-cœur dus aux virages en épingle de cette route en lacets serrés. Ce qui demande normalement trois quarts d’heure de trajet en a demandé le double pour moi et je me suis précipitée à l’épicerie afin d’acheter des pastilles de menthe : la fraîcheur des bonbons n’a pas effacé le goût amer en bouche, toutefois, c’était déjà ça.

Je ne l’aurais pas cru possible, mais la dame tenant le commerce sur la place est une mine de renseignements : en une demi-heure, j’en ai appris plus sur «qui est qui et fait quoi» qu’en lisant tout le dossier envoyé par Émeric avec le billet de train! Elle connaît tout le monde et régale qui daigne l’écouter de tout l’historique de chacun. Je sais donc, grâce à elle, que les châtelains sont ouverts et accueillants – «trop d’ailleurs», selon son opinion bien arrêtée sur tout. Cela me sera sans doute assez facile d’aller les trouver avec ma petite histoire pour les «infiltrer». Mon beau-frère souhaite que je visite le site mis au jour afin de déterminer si c’est bien une découverte historique de grande ampleur comme le laisse entendre la rumeur faisant rage dans les milieux spécialisés, ou si ce n’est qu’une ruine sans intérêt réel. Je ne suis vraiment pas à l’aise avec l’idée de mentir, mais étant acculée financièrement, je ne suis pas en mesure de refuser la seule mission qu’on veut bien me confier. Et puis, c’est pour aider Émeric : comment pourrais-je tourner le dos à la seule personne ne m’ayant pas rejetée?

«On doit se serrer les coudes si on veut survivre à cette tempête.»

Sa supplique, en réponse à mes scrupules lorsque je l’ai appelé, les a balayés : il est ma seule famille désormais, et je lui dois le peu qu’il me reste. Il a bien sûr évité de le mentionner, mais j’ai parfaitement conscience que c’est grâce à lui que je n’ai pas fini en prison. S’il n’avait pas payé l’avocate chargée de ma défense, j’aurais sans doute été assimilée à l’acte innommable de mon défunt mari. J’ai donc passé mon temps de voyage, vu l’urgence de mon départ, à concocter une histoire crédible afin de m’ouvrir les portes du château sans susciter de soupçons.

Pour bien mentir, il faut se baser sur des choses réelles : c’est la leçon apprise avec mon expert de mari qui a réussi à tromper tout le monde pendant des années… De ce fait, j’ai décidé de raconter en partie mon histoire, surtout avec ce que cette Delphine m’a appris sur la personnalité des châtelains. Cette Sévigné devrait être sensible à ma situation : une jeune veuve à la rue, obligée de reprendre ses études d’archéologie pour espérer s’en sortir. J’avais validé toutes mes matières, mais il me fallait participer à un chantier de fouille afin d’obtenir mon diplôme. J’aurais dû partir en Jordanie à l’époque pour finaliser mon parcours. Dire que mes parents déjà sur place avaient été déçus par ma défection était l’euphémisme de la décennie. Surtout pour me «marier à la sauvette» parce que j’avais eu le coup de foudre pour un jeune trader ambitieux qui était aussi tombé fou amoureux. Le romantisme avait tout occulté chez nous à part l’envie de construire et partager notre vie. Oubliée ma carrière prometteuse, j’étais devenue une femme au foyer dédiée à celle de son mari brillant avec enthousiasme. Tout ça pour réaliser dix ans plus tard que tout n’était qu’illusion. Pour qu’à trente-trois ans, je me retrouve totalement démunie. C’est l’âge où le christ a été sacrifié… mais aussi celui où il est ressuscité, et je veux croire que cette opportunité sera mon tremplin sur lequel rebondir.

Épuisée par ce voyage et par les caquètements de la commerçante, j’ai enfin posé mes bagages dans la petite maison louée par Émeric à mon intention. Elle est idéalement placée dans le village où je peux tout faire à pied. Je dois recevoir un vélo électrique dans la semaine afin de pouvoir me déplacer jusqu’au château en toute discrétion au besoin : vu ce que j’ai appris de cette Delphine à l’épicerie, personne ne peut faire quoi que ce soit ici sans qu’elle surveille et rapporte tout à qui veut l’entendre. Son commerce est doté d’une immense vitrine lui donnant une vue panoramique sur toute la rue principale. Donc, je vais devoir me lever aux aurores pour échapper à la vigilance de cette «chouette», comme j’en ai entendu certains l’appeler dans son dos.

Ah, quel bonheur d’enfin se poser! Cela mérite un bon bain et une routine beauté que j’avais lâchée ces derniers mois. La dépression ne fait pas bon ménage avec l’hygiène ou le temps de prendre soin de soi : trop assommée par tous mes déboires, je me suis négligée pendant des semaines. Toutefois, cette mission est un nouveau départ et ce rituel me donne le sentiment de redevenir moi-même. Enfin, un peu. On ne réalise pas toujours les bienfaits d’un masque à l’aloe vera. Je vais même me remettre à la pâtisserie : apporter un gâteau fait maison aux châtelains me gagnera sans doute quelques points en ma faveur. Bref, je recommence à faire des plans en ouvrant l’eau chaude à fond. Une fois glissée dans la baignoire, c’est comme si mon esprit engourdi sortait d’hibernation et j’exhale un petit soupir de contentement avant de me frotter doucement avec ma fleur de douche. Puis je pose le masque : voilà, ça, c’est le bonheur.

Qui vole en éclats lorsqu’un homme fait irruption dans ma salle de bain! Le cri que je pousse le fige, mais la fleur de douche que j’ai lancée par réflexe ne semble avoir aucun effet sur lui : dans un petit village comme celui-ci, je ne pensais pas être en danger, mais…

— Comment ça chez vous? s’offusque-t-il à mes questions mi-effarées mi-indignées. C’est vous qui squattez mon domicile!

Non, mais il a un culot monstre en débitant une énormité pareille! Il pense vraiment que je vais croire ce type d’excuse? Genre, «oups, je me suis trompée en pensant que c’était chez moi»? Cependant, il n’en démord pas! Tellement estomaquée par son aplomb, j’en oublie que je suis en tenue d’Ève et me redresse d’indignation… avant de replonger dans la baignoire dans une gerbe d’éclaboussures : son regard écarquillé m’a fait réaliser ma situation…

— N’avez-vous aucune décence? piaillé-je mortifiée. Sortez d’ici!

Bien qu’il ait retrouvé une contenance, ce malotru se contente de reculer dans le couloir et de s’adosser au mur, non sans avoir glissé son talon dans l’embrasure de la porte. Moi qui voulais la lui claquer au nez, j’en suis pour mes frais.

— Bon, maintenant que vous avez repris figure humaine, prenez vos clics et vos clac et barrez-vous, grogne-t-il lorsque je ressors après l’avoir fait «poireauter suffisamment», selon lui.

— J’allais vous suggérer la même chose, rétorqué-je vertement.

Cependant, rien n’y fait et cet inconnu ne sentant pas la rose campe sur ses positions : pour lui, je suis une «squatteuse qui n’a rien à faire là». Même si je suis certaine de mon bon droit, j’ai appris que, parfois, il faut confronter les dérangés et les mettre face à leurs délires. Je dévale donc l’escalier afin d’appeler l’agence de location. Mais… il y a apparemment eu un micmac avec la propriétaire… Comme les anciens résidents ont aménagé une seconde chambre à l’étage avant de partir, elle a pensé qu’elle pouvait faire de la colocation!

— Enfin, madame, vous ne pouvez pas imposer une chose pareille sans prévenir! m’insurgé-je après l’avoir contactée en direct, estomaquée par cette façon de faire.

— Écoutez, le château a insisté pour que je loue à cet homme et votre compagnie a insisté pour que je vous loue à vous, répond-elle en poussant un soupir d’exaspération. J’ai juste essayé de contenter tout le monde. Si l’un de vous n’est pas satisfait de cet arrangement, qu’il s’en aille. Mais, je vous préviens que le loyer global restera le même.

Et paf, la petite mamie raccroche sans me laisser le temps de lui exprimer véritablement le fond de ma pensée! Stupéfaite, je ne peux que fixer l’homme qui me dévisage tout aussi figé que moi. Il est plutôt grand – plus de 1,80 m je dirais – brun, aux yeux caramel et plutôt bien charpenté. Sa tenue, en revanche, est digne d’un SDF… et il ne sent vraiment pas bon… Reculant d’un pas en plissant le nez, j’essaie de prendre la main sur notre affrontement muet.

— Je ne peux pas cohabiter avec un inconnu et suis prête à prendre en charge votre part du loyer.

En réalité, je n’en ai pas du tout les moyens, mais je me fais fort de négocier avec Émeric : hors de question de laisser un inconnu chez moi!

— Dans la mesure où il n’y a pas d’autres logements en location de longue durée, je n’ai pas le choix. En revanche, vous, vous n’êtes là que pour quelques semaines si j’ai bien tout suivi. Donc, vous pourriez très bien trouver autre chose. Il y a un gîte sur la commune d’à côté qui loue des chambres.

J’ai regardé ce qu’il y avait alentour, mais ce dont il parle n’est absolument pas compatible avec une mission «sous couverture» : l’endroit sert également de salle communale pour les activités associatives du village de Flayat. Outre le manque d’intimité et de discrétion, c’est encore plus loin du château, donc je dois rester ici. Toutefois, avec sa position butée – les pieds bien campés dans le sol et ses bras croisés qui font ressortir ses biceps sous son blouson –, je sens que ce n’est pas gagné pour me débarrasser de cet importun. Il va me falloir négocier intelligemment. Cependant… plutôt que de discuter, il tourne les talons et se dirige vers l’autre bout du couloir?!

— Que… que faites-vous? le hélé-je dans son dos.

— Je vais m’installer dans ma chambre, répond-il sans même daigner me regarder. La semaine a été rude et j’ai vraiment besoin de me poser. Si vous avez terminé avec la salle de bain, je vais l’utiliser à mon tour. Si vous n’avez pas fini, je vous accorde cinq minutes…

Il n’est pas sérieux?

Si! OK, c’est donc la guerre!

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