La Libraire & le Châtelain, à la poursuite des Templiers

La Libraire & le Châtelain, à la poursuite des Templiers

Le temps est couvert, mais rien ne saurait ternir mon plaisir lorsque je marche d’un bon pas pour arriver le plus vite possible à la librairie. J’ai même quitté mon service à la bibliothèque un tout petit peu plus tôt que d’habitude pour grappiller quelques minutes. Car aujourd’hui est LE grand jour ! Mon livre, sur lequel je travaille depuis près de huit ans, sort enfin et j’ai déjà préparé une place de choix dans la vitrine pour le mettre en valeur. Mes bottines à petits talons claquent sur le trottoir tandis que ma jupe longue virevolte au rythme de ma marche pressée. Lorsque j’atteins enfin ma destination, il est près de 13 h et Anaïs, l’autre employée à mi-temps, tourne en rond devant un gros carton à côté du comptoir.

— Te voilà ! s’écrie-t-elle aussitôt. La livraison a eu lieu il y a vingt minutes déjà. Je meurs d’impatience ! Je te laissais encore une minute pour arriver avant de l’ouvrir moi-même.

Autant elle est une petite boule d’énergie qui se reflète dans sa chevelure de feu, autant je suis un modèle de tempérance. Enfin, normalement, car je suis en cet instant tout aussi excitée qu’elle. Au diable les convenances ! Jetant mon manteau et mon sac au pied du comptoir en merisier, je me précipite sur les ciseaux afin de dévoiler mon petit trésor. L’histoire des Templiers depuis leurs débuts. Ce qui a nécessité une quantité de recherches incroyables ainsi que beaucoup de réflexion dans la rédaction afin de bien retranscrire leur philosophie.

Mais… sur la couverture, le seul nom qui apparaît en gros et en lettres d’or est Fabien Demolière ? Et moi, alors ? Où est passée Sévigné Morgan ? Quid d’Archambault Morgan ? De Jacques Petitbon ? L’objet livre, magnifique avec sa couverture de cuir blanc et la croix rouge incrustée dans la matière, rend cette absence d’autant plus vive.

— Le salaud ! Je le sentais qu’il allait t’entourlouper, Sév ! explose Anaïs devant mon air déconfit.

— C’est sans doute une erreur, protesté-je. Fabien est un gentleman…

— Tu parles ! Il n’y a que toi pour le voir comme ça, alors qu’en réalité, c’est un homme égoïste et imbu de sa personne. Il t’exploite depuis le début, et maintenant, il tire la couverture à lui seul. Je n’ai jamais compris comment une fille aussi intelligente et éduquée que toi pouvait se faire avoir par son petit numéro.

Je n’essaie plus de défendre mon promis aux yeux de mon amie, car elle l’a catalogué « parasite » depuis bien longtemps maintenant. Pour elle, ce n’est pas normal qu’il garde le contact avec la maison d’édition pour lui seul. Ni qu’il ne cherche pas à compromettre ma vertu depuis tout ce temps, alors qu’à mon sens, il ne fait que respecter mes convictions. Elle n’a jamais réalisé qu’il était idéal à mes yeux. Un intellectuel passionné de littérature et d’histoire ayant pour ambition de devenir, un jour, un écrivain reconnu sur la place de Paris. Nous nous sommes reconnus dans ce projet de livre pour lequel il m’a tout de suite proposé son soutien. Notre relation a été un véritable coup de foudre de nos esprits : avec les droits d’auteur partagés, nous pourrons enfin nous établir ensemble et nous atteler à l’écriture d’un quatre mains – sur un sujet que nous choisirons tous les deux, cette fois-ci. De plus, il est très bel homme et l’incarnation romantique parfaite avec ses yeux bleus et sa chevelure dorée. Pour ma part, bien que blonde cendrée – selon la coiffeuse du quartier –, je ne suis dotée que d’un regard noisette, et j’espère secrètement que notre future progéniture héritera des caractéristiques paternelles.

— Arrête de toujours lui trouver des excuses, vitupère à nouveau Anaïs face à mon silence. C’est un homme indigne, voilà ce qu’il est ! C’est toi qui paies toutes les factures avec tes deux boulots à mi-temps ici et à la bibliothèque de l’université. Tu as passé des nuits entières à travailler sur ce bouquin alors qu’il ne faisait que parader avec de vieilles rombières dans des salons de lecture ou avec des étudiantes dans l’amphithéâtre. C’est encore et toujours toi qui lui as décroché ce poste de professeur de philosophie auprès du doyen alors qu’il ne participe à aucuns frais depuis qu’il s’est installé chez toi. Tu lui sers d’hôtel et de gouvernante, le laissant aller et venir comme il a envie sans jamais rien lui demander.

J’avais effectivement convaincu mon père de le recommander lorsque nous nous sommes fiancés, car Fabien rechignait à me faire sa demande officielle tant qu’il n’avait pas un emploi « digne ». À vingt-huit ans, il n’avait pas réellement de poste fixe, vivotant d’émoluments précaires tirés de cours particuliers qu’il pouvait donner à des familles des cercles littéraires qu’il fréquentait assidûment afin de pouvoir se consacrer pleinement à l’écriture.

— Il se sert de son salaire pour développer son réseau dans le milieu de l’édition, réponds-je avec patience. Je t’ai déjà expliqué que cela demande du temps et de l’argent. C’est grâce à lui que nous avons cette sortie en librairie aujourd’hui. C’est lui qui a décroché le contrat de publication de notre livre, je te rappelle.

— Qu’il a négocié tout seul avec l’éditrice, rétorque vertement Anaïs, sans jamais te le montrer. Et arrête de répéter tout ce qu’il peut te raconter quand il te lave le cerveau. On dirait un perroquet.

J’adore mon amie avec laquelle j’ai sympathisé dès le premier jour de travail. Elle a un esprit vif, un franc-parler qui me choque et me fait rire en même temps ainsi qu’une générosité de cœur admirable. Mais elle a une vision très noire de la gent masculine sans doute due à ses déboires malheureux. Ses petits amis ne le restent jamais plus d’un mois : tels des pollinisateurs, ils circulent de fille en fille pour les butiner sans jamais s’arrêter. Fabien, à l’inverse, est un grand esprit dépourvu d’appétence pour les biens matériels ou les plaisirs de la chair, ce qui me convient tout à fait. Il me fait penser à mon père et je ne doute pas d’avoir une relation aussi douce et aimante que celle de mes parents qui était la transcendance de l’intellect sur la matière. Même à plus de soixante ans, après quarante ans de mariage, ils s’écrivaient toujours des mots doux et je ne doute pas que la vie avec mon fiancé sera sur le même modèle. Le fait que Fabien ne veuille pas sortir au restaurant ne fait pas de lui un radin comme elle le lui reproche, mais bien un homme qui me connaît : j’aime passer la soirée en tête à tête avec lui à deviser sur mes dernières recherches. Et il ne peut pas vraiment m’offrir des vêtements à la mode vu que je suis une férue de tenues anciennes, passion héritée de ma mère. Les préjugés de mon amie lui font tout voir de travers, malgré mes efforts pour le lui démontrer.

— Arrête de te mettre martel en tête, déclaré-je avec patience. Il y a sans doute eu un oubli sur la maquette, mais rien qui ne peut être corrigé. Je vais en parler avec Fabien pour qu’il le signale à la maison d’édition et ce sera vite réparé. D’ailleurs, j’y vais de ce pas si tu veux bien m’accorder encore un quart d’heure.

Normalement, elle termine à 13 h 15 pour pouvoir se rendre à ses cours de l’après-midi, mais dans la mesure où je loge dans une chambre de bonne dans l’immeuble, je n’en aurai pas pour longtemps. Plus vite l’imprimeur relancera la machine, plus vite nous pourrons faire une véritable promotion de notre œuvre, car là, la communication semble quelque peu compromise. Fabien est un « couche-tard, lève-tard », sa muse l’inspirant surtout la nuit. De ce fait, à cette heure-ci, il doit à peine se réveiller dans la mesure où il n’a pas de cours aujourd’hui. Il ne devrait pas manquer de me rejoindre avant la fermeture de la librairie ce soir, mais autant lui signaler le problème dès maintenant afin de ne pas perdre de temps pour y remédier.

À ma surprise, Anaïs place le petit panneau « de retour dans un instant » sur la porte de la boutique et m’accompagne.

— Je suis curieuse de savoir ce qu’il va te raconter comme bobard, déclare-t-elle d’un ton sec. Et je ne te fais pas confiance pour me rapporter ses paroles sans les arranger à son avantage. Je te connais, il suffit qu’il ouvre la bouche pour que tu croies toutes ses bêtises sur parole.

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